Ce jeudi 18 février vers 21h48, Jean-Yves Le Gall s’apprête à vivre ce que la Nasa appelle les "sept minutes de terreur". Un film d’horreur? Un thriller spatial, plutôt. Il s’agira d’attendre sept longues minutes pour savoir si le rover Perseverance, chargé de trouver des traces de vie sur Mars, a bien atterri sur la planète rouge, après une arrivée dantesque à 20.000km/h, le déploiement de son parachute et le démarrage de ses rétrofusées. Si le président du CNES attend l’échéance avec tant de stress, c’est qu’un des éléments-clés du rover, le laser SuperCam, est d’origine française. "SuperCam, c'est l'instrument central de Perseverance: il va analyser la composition des roches en tirant dessus au laser", explique Jean-Yves Le Gall, invité de l’Entretien HEC Challenges/BFMBusiness.
La course vers Mars s’est emballée ces derniers mois, avec le lancement l’été dernier de la sonde émiratie Hope, de la sonde chinoise Tianwen-1, et de la fameuse mission Mars 2020 de la Nasa, qui intègre le rover Perseverance. Pourquoi cette frénésie? "On sait que Mars a été habitable, la question est désormais de savoir si elle a été habitée, résume le patron du CNES. Les missions vers Mars revêtent aussi un intérêt politique évident. Mars, c'est l'"ultimate mission", avec plus de six mois de transfert, et une entrée très piégeuse dans l'atmosphère que peu de pays maîtrisent."
Thomas Pesquet sur la Lune?
L’Europe, elle, n'a pas encore décollé. La mission ExoMars, qui prévoit l'envoi sur le sol martien du rover Rosalind Franklin, a été reportée de deux ans, de 2020 à 2022. Mais la France et le Vieux continent n'ont pas à rougir, assure Jean-Yves Le Gall. "Nous avons lancé Mars Express en 2003, nous écoutons battre le cœur de Mars sur la mission américaine InSight, nous sommes sur Curiosity. Et pour 50 à 70 millions d'euros, le coût de développement de SuperCam, nous embarquons sur Perseverance, un programme à 2,5 milliards de dollars. Quand vous regardez la situation avec un peu de recul, nous tenons la dragée haute aux Etats-Unis avec un budget 15 fois inférieur."
L'Europe nourrit également de grandes ambitions pour son astronaute Thomas Pesquet, qui repartira fin avril vers la Station spatiale internationale (ISS) dans une capsule Crew Dragon de SpaceX. "Quelque part au fond de notre tête, nous avons l'idée que Thomas puisse être le premier Européen à marcher sur la Lune dans la deuxième partie de la décennie, probablement vers 2028-2029." Quant au vol habité vers Mars, l'ancien PDG d'Arianespace a encore du mal à l'envisager. "Ce n'est pas pour demain. Quand vous êtes dans l'ISS, vous êtes plus près d'un hôpital que les concurrents du Vendée Globe. En 3 heures, vous êtes de retour sur terre. Une mission vers Mars, c'est au moins deux ans, dont une grande partie dans le noir total, sans possibilité de faire demi-tour en cas de problème. L'élément psychologique est probablement le plus complexe."
Le vol habité ne fera de toute façon pas partie des priorités du volet spatial du plan de relance, une enveloppe de 365 millions d'euros gérée par le CNES. "L'idée est de soutenir la compétitivité de l'industrie française et de réfléchir à l'avenir des lanceurs", indique Jean-Yves Le Gall. Une réflexion plus que jamais nécessaire, alors que le premier vol du nouveau lanceur Ariane 6 a été reporté de 2020 à 2022 et que SpaceX lance ses Falcon 9 réutilisables à un rythme industriel (26 tirs en 2020, contre 3 à Ariane 5).
"SpaceX, un centre de la Nasa"
Le champion du New Space serait-il en train de mettre l'Europe spatiale KO ? La question a la don d'énerver le président du CNES. "SpaceX est quand même un New Space très particulier. Le moteur Merlin de Falcon a été développé par la Nasa, qui y a claqué 10 milliards de dollars. Elon Musk a récupéré ce moteur sur étagère. Les codes (informatiques, NDLR) de retour des étages sur terre sont aussi issus de la Nasa, de même qu'une bonne part des financements. Je vois un peu SpaceX comme un centre de la Nasa."
Ce qui n'empêche pas le CNES de s'inspirer du groupe californien sur les lanceurs réutilisables. "Nous avançons sur le moteur Prometheus, réutilisable et à bas coût, qui est testé au sol cette année. Et nous commencerons les tests du démonstrateur d'étage réutilisable Callisto en Guyane l'année prochaine". Ce sera ensuite au tour d'un engin plus gros, Themis, d'être testé à Kourou, ouvrant la voie à une possible Ariane Next réutilisable à la fin de la décennie. "Notre stratégie, c'est Ariane 6 et le travail sur le lanceur du futur, l'un ne va pas sans l'autre", indique Jean-Yves Le Gall.
A la traîne sur le segment des lanceurs, l'Europe affiche de bien meilleures performances côté satellites. "Le système Galileo atteint les 2 milliards d'utilisateurs, il est en train de damer le pion au GPS", indique Jean-Yves Le Gall. Le Vieux continent affiche également de beaux succès sur le segment des constellations de satellites en orbite basse: Thales Alenia Space a remporté le 9 février le "contrat du siècle", près de 300 satellites à fabriquer pour la constellation Lightspeed du canadien Telesat, un contrat à 3 milliards de dollars. "Cela prouve la compétitivité de nos industriels et la qualité de nos ingénieurs", estime Jean-Yves Le Gall.
Stop ou encore?
La prochaine étape est le lancement, défendu par le commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton, d'une constellation européenne destinée à répondre aux projets Starlink (SpaceX), Kuiper (Amazon) ou OneWeb à l'horizon 2025-2027. "L'objectif n'est pas de refaire ce que fait Elon Musk mais d'avoir une constellation dotée de liens quantiques pour sécuriser les données. Je suis persuadé que dans quelques années, ce sera la constellation de référence, et non Starlink."
Jean-Yves Le Gall, lui, ne sera plus aux manettes de l'agence spatiale française. Le processus de recrutement de son successeur a été lancé par Bercy et l'Elysée. "On m'a demandé, je cite, de faire tourner la boutique", explique-t-il. Mais Bercy et l'Elysée échouant toujours à se mettre d'accord sur un nom, l'intérim du taulier pourrait bien se prolonger encore quelque temps. Ce n'est pas lui qui s'en plaindrait.